Musique - "Run in a time lapse" - Ludovico Einaudi
L'automne s'installe doucement à Budapest en ce mois de septembre 1943. Comme pour célébrer cette fin d'été, les arbres se sont auréolés de flammes jaunes et rouges qui contrastent brutalement avec l'azur du ciel. Cachée derrière les volets clos, Ada les observe et l'intensité de la lumière qui filtre à travers les persiennes, lui fait cligner des yeux. Enfermée dans la maison, elle aspire avec avidité à travers la vitre entrouverte, l'odeur de la terre et la force de la vie. Tout au fond, après le jardin, il y a la forêt et le chemin qui descend la colline jusqu'au Danube. Ada le connaît parfaitement.
Lorsqu'elle était petite, il lui semblait interminable pour ses petites jambes et son père devait la prendre sur ses épaules pour atteindre la ville. La beauté du paysage était sidérante : le fleuve s'étalait devant ses yeux, majestueux, traversé par le Pont des Chaînes et entouré par les coupoles du Palais Royal et de la flèche de l'église Matthias. Etane aimait lui raconter l'histoire de cette ville, où elle était née et elle adorait l'écouter, blottie contre son dos, les bras autour de son cou. Serrée contre lui, elle s'imprégnait de son odeur, mélange familier de sa peau et de son parfum.
A la pensée de ces moments heureux, enfouis au fond de ses souvenirs, Ada avait senti les larmes lui piquer les yeux. Etane était parti un matin d'hiver, il neigeait et tout était glacial et elle ne l'avait jamais revu. Il l'avait serrée contre lui, très fort, très vite et Hannah lui avait expliqué qu'il devait partir en voyage sur un autre continent appelé Amérique. Elle n'avait pas vraiment compris pourquoi elles n'avaient pas pu l'accompagner. Et aujourd'hui, elle était seule avec Hannah, au milieu de la guerre, dans une maison sombre qui ne voyait plus jamais la lumière. Alors, à ce père, elle lui en voulait un peu, même beaucoup. Il n'avait pas le droit de la laisser.
Ada avait appris à grandir vite. Son enfance, elle s'était envolée avec le départ d'Etane. Seule à la maison, pendant que Hannah essayait de se produire ça et là pour gagner quelque argent, la petite fille avait très vite compris le pouvoir de la pensée, des rêves et des souvenirs. Elle savait comment naviguer dans un temps, mélange de présent, passé et de futur, un espace indéfini qui pouvait, en quelques secondes, la transporter dans un monde où tout était paisible et joyeux, où la guerre n'existait plus et où elle pouvait, comme lorsqu'elle était petite fille, se blottir dans les bras de son père, en fermant les yeux de bonheur.
On apprend parfois de drôles de choses lorsque l'on a huit ans à Budapest en cette année 1943. On ne comprend pas toujours, au moment où on les apprend, pourquoi on les apprend. Mais dans la vie, tout a un sens et Ada le sait bien même si personne ne le lui a jamais expliqué. Elle connaît le secret du temps. C'est sa force à elle, rien qu'à elle. Grâce à lui, elle sait qu'elle est invincible, même au milieu de cette guerre qui n'en finit pas et qui conduit elle ne sait où.
Alors, derrière les persiennes éclaboussées de lumière, Ada a fermé les yeux pour courir dans le jardin. Elle a senti les herbes humides de la rosée du matin caresser ses jambes de petite fille. Elle a senti les bras d'Etane la soulever dans le soleil d'automne et les rayons ont aveuglé son visage pour l'emporter dans un voyage, là où l'on peut rire et courir sans se soucier du temps, comme une petite fille de huit ans.
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